« Personnel en grève ». Ils étaient tous là à fourmiller en blanc dans les couloirs de l’hosto. Moi je soulevais avec peine mon pouce coupé à la moitié de l’ongle, saisi que personne, réellement, ne se préoccupe de mon avenir immédiat. La dame de l’accueil, simplement, avait jeté un coup d’œil circonspect à l’espèce de tranche de betterave cuite que je promenais douloureusement. Un franc élan d’inquiétude avait voilé son visage un moment « Ah oui quand même !». Ben oui la tronco ça ne pardonne pas. Je voulais juste réduire un poil le pieu de moulière qui nous servait pour la cabane sur le rond-point. Bon dieu c’est dur un pieu de moulière, le salaud s’était dérobé sans crier gare, un peu à la flic, et blam la tronco avait glissé. « Ça ne saigne plus ? » elle avait levé sur moi des yeux pleins d’une empathie sincère. Je l’avais jouée honnête (j’avais changé depuis que je campais sur les ronds-points, je me sentais plus à l’aise dans la famille des êtres humains, plus en phase) : « Non, ça ne saigne plus » « Alors asseyez-vous là, on va venir vous chercher ». Une chaise dans un couloir, des médecins, des infirmières qui passaient et repassaient, sans courir, dans un calme absolu comme si rien dans ce monde n’était en train de brûler et des gens allongés sur des brancards qui attendaient sans moufter. J’étais un peu intimidé, première fois que j’allais aux urgences, et encore je ne voulais pas, ce sont les copains du rond-point qui avaient insisté. « Personnel en grève ». Je ne voyais personne en grève, moi. Je venais tout juste d’apprendre ce que c’était qu’une grève, je l’avais ressentie dans ma chair et dans ma tête, la grève, dans le feu sur les ronds-points, dans la chaleur du feu, de la barbaque qu’on grille, dans le chaud des mots lorsque les autres les prononcent alors qu’on les a dans la tête depuis des lustres sans oser les dire. La grève, c’était la main sur l’épaule, touchante et furtive, les bagnoles qui passent et les premiers tracts qu’on distribue, ceux qu’on a faits, et les gens qui sourient, qui klaxonnent, qu’on ne sent pas franchement hostiles au bordel qu’on est en train de foutre. Ici, le personnel en grève, il n’est nulle part, il ne fait pas de bruit. C’est peut-être une vieille affiche. Tout agaillardi par la légitimité d’être ici pour mon pouce tronqué, un peu stimulé par le faux-courage du grand blessé, j’ai demandé à une infirmière qui passait : « Elle est où votre grève ? ». Elle a regardé le A4 placardé que je lui désignais et elle a répondu avec quelque chose d’un soupir dans la voix : « La grève, elle est permanente » et piouf elle est repartie aussi sec, lasse, tranquille, déterminée. La fille qui a quelque chose à faire, quoi. J’ai fixé l’affiche. Personnel en grève. Un truc s’est dévissé en moi. Un truc s’est effondré. Ça me faisait penser au locked-in syndrome. Les gens qui vivent, qui souffrent, qui se battent. Mais tout à l’intérieur. Personne, au dehors, pour remarquer leur lutte implacable, au pied du mur, la vie qui gueule et n’en peut plus, impossible de continuer et pourtant elle continue.
Moi, j’avais mon rond-point. J’ai décidé, tout à trac, de leur mettre une banderole en rouge sang entre deux poteaux (de peuplier, c’est plus tendre), au personnel locked-in. Les copains ont compris. J’ai continué à regarder les bagnoles passer et espéré qu’un message allait passer. Mais le truc effondré ne s’est pas remis. Parce que j’ai réalisé que tant que ce putain de gouvernement ne fera rien nous serons toujours allongés dans notre lit, paupières closes, enfermés dans notre tête à hurler toutes les conneries qu’on peut, dans ce cas, hurler. Et tant que tous les lits de tous les hôpitaux ne seront pas occupés par des locked-in, nos gouvernants ne feront jamais rien ni pour les locked-in, ni pour leurs soignants, ou pour leur porte-banderole, ou pour tous ceux qui gravitent autour. On se mord la queue putain. L’abysse se creuse en moi, je crève de vertige : tant que tout le monde, chaque personne, chaque habitant ne sera pas assez malheureux pour investir les ronds-points, les rues, chaque pavé de ce pays, tant que les malades ne déborderont pas des lits, des chambres, des civières les politiques ne bougeront pas. Tant que le pays ne sera pas en banqueroute ils ne penseront pas à la leur… L’idée mousse dans ma tête comme un bitume : ils n’attendent que la fin du monde. Brailler ne sert à rien puisque ceux qui écoutent ont mis la chaîne de la Bourse à fond dans leur casque à moumoute. La nuit, de plus en plus, je pense au personnel en grève qui m’a soigné ma betterave cuite avec une patience à pleurer, tout dignes qu’ils étaient, drapés dans leur détresse. Je n’aime pas le désespoir. Il tue trop lentement. Eux aussi, le personnel en grève, crèvent trop lentement. Ils se zombifient, font claquer leur famille, se martèlent les doigts à coups de situations intenables. Et continuent à sourire, à bosser, à faire leur métier. Personnel en grève.
Un jour, j’ai décidé de retourner aux urgences et, comme je ne suis pas doué pour les fleurs et les chocolats, leur ai proposé de réparer ce qui ne marchait pas. Des conneries : ampoules à changer, portes coincées, n’importe quoi. Ils ont rigolé gentiment et puis quelqu’un a dit : « Ben remarque y a le micro-onde qui ne marche plus depuis deux ans dans notre salle de pause ! ». J’y suis allé. Je n’ai pas réussi à réparer le micro-onde mais j’ai pu en récupérer un autre gratos, tout simplement. C’est con mais j’ai tenu tête à ma propre flemmardise, à la sorte de ridicule qu’il y a à aller déboucher un évier dans un hôpital. Ils n’ont pas besoin de ça et pourtant si. Puisque l’Etat-Providence ne veut plus tellement pourvoir à grand-chose, j’ai décidé de leur offrir, moi, le peu de soutien dont je suis capable. Ça les soulage d’un rien mais le temps qu’ils n’usent pas à ces broutilles ils le passent à se requinquer un peu. Et puis on cause. Cette semaine, j’ai réussi à faire venir mon copain Dédé que j’ai rencontré sur le rond-point et qui est plombier. Il a remplacé un tuyau qui coulait dans les wc depuis des années. Les filles n’arrêtent pas de nous dire que c’est bien de ne plus avoir cette flaque qui les faisaient se sentir encore plus dans la merde. Évidemment, il en faut beaucoup plus. Mais avec les armes qu’on a, on a l’impression de remettre le pied à l’étrier et de là c’est assez facile de mener le cheval où on veut bien qu’il aille. La révolution, on l’a entre nos doigts, en fait.